Mélinez sursauta : il s’était plongé dans la lecture d’un quotidien
du soir, très célèbre pour la profondeur de ses pensées et la hauteur de ses vues. Et justement, ce soir-là, cela ne rata pas, il y avait tous les ingrédients pour
la profondeur et la hauteur : un cheminot venait de mettre fin à ses jours. L’article qui commentait ce drame, mettait en valeur combien le destin est dur et
lourde la main des Dieux.
Mélinez laissa échapper : « Quelle tristesse ! Quelle horreur !
Mourir ainsi, se jeter froidement sur les cailloux du tarmac… si durs, si acérés ! »
Martenchon, écoutait sans écouter « Encore un malheureux migrant sans
papiers qui a voulu échapper à la police des frontières ? »
Mélinez, hautain, haussa les épaules : « C’est d’un cheminot qu’il
s’agit. Un cheminot qui s’est jeté de sa locomotive en mouvement pour en finir avec la vie de souffrance et d’échec qu’il menait. »
Martenchon, qui n’a jamais aimé les comportements grandiloquents ne put
s’empêcher de faire remarquer que « le grutier saute du haut de sa grue, le marin se jette par-dessus bord, le banquier avale des lettres de change jusqu’à ce
que mort s’ensuive. En général, les gens qui se suicident au travail, utilisent les ressources qui leurs sont offertes par le travail même. Pour un cheminot, ce
sera le train ! »
Mélinez se dressa d’un bond et, pointant le doigt (le majeur) vers
Martenchon, s’écria « De mortiis, nil nisi bonum* ». Cet homme qui est mort succombant sous le poids des problèmes, c’est notre frère ! à nous qui avons aussi
notre part de souffrances… La preuve : les pouvoirs publics et la CGT dont il était un des responsables les plus respectés ont commenté tristement la mort dans
d’aussi tristes conditions d’un homme à la trop triste condition ! ».
Martenchon sauta en l’air, lui aussi : « Tu
veux dire qu’on a panthéonisé, un type qui s’est éclaté au sens presque propre du mot et a failli provoquer la mort d’une centaine de ses compatriotes. J’espère
que j’ai mal entendu et que tu as confondu la mort de ce pauvre type avec le drame de Mayotte. »
Mélinez, surpris, ne trouva à répondre « Mais, nous nous devons
d’assister et de compassionner tout homme dans la peine et les conséquences néfastes qu’il en tire… »
Martenchon, hurla « Tu es complétement fou ! Ce type, tout attristé qu’il
était, aurait pu, pour passer de vie à trépas, choisir autre chose que les roues de la locomotive qu’il conduisait. Réfléchis quelques secondes : il conduisait une
locomotive qui tirait un train de voyageurs, avec plein de voyageurs dedans, dont nécessairement des femmes et des enfants. Eh bien, monsieur le conducteur qui
avait une grosse tristesse, il a fait comme le gardien de phare de Prévert si triste qu’« il éteint tout »** et provoque des naufrages par centaines. Monsieur le
conducteur, il s’en tape des passagers. Monsieur le conducteur, s’il avait été chauffeur d’un bus pour enfants partant en vacances, se serait lui aussi, jeté sur
la chaussée de l’autoroute, avec les conséquences évidentes qu’on devine ! et je ne parle pas du pilote d’avion dont l’esprit se met à battre la campagne… ».
« Et la CGT s’est fendue d’un pleur mémoriel tout en dénonçant une "communication hâtive"! » C’est bien normal, l’esprit de corps est insensible aux
conséquences. « Car dans la vie de tous les jours, cet ancien secrétaire syndical CGT des cheminots de la Loire mettait toute son énergie au service des autres
».
Sauf aux passagers qu’il a failli massacrer.
*Au sujet des morts on ne doit dire que de bonnes choses
**Prévert : poème « le Gardien de phare »
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