Kiefer, Paris, décembre 2015

6. A jamais dans ma langue

 

On n’a pas évoqué, parmi les matériaux, les lettres, les mots, les phrases. Des poèmes aussi, les invocations qui nous dit-on, viennent d’une intimité recherchée avec le Talmud. Et ces discours en allemand, en français, ces discours qui ne courent pas toujours en dentelles dansant sur fond de terres lourdes, de ciels de tempête et de nuits sinistres. Discours qui prennent la place des formes et dont on se demande parfois, s’ils ne sont pas le sujet de l’œuvre. Dont on se dit aussi qu’ils en sont un objet, comme la paille, le plomb, comme les graines de tournesol et la colle et les photos. Kiefer fait-il de l’œuvre avec des mots, parce qu’il en faut bien ou bien ses mots sont-ils là pour nous expliquer de quoi réellement sont faites ses œuvres.

 

Y a-t-il des mots dans l’œuvre de Kieffer comme il y a une logorrhée chez Duchamp qui passe son temps à écrire des fiches pour expliquer des œuvres. Ou bien, les mots sont-ils là comme ils le sont chez Magritte, en marge, pour dénoncer les œuvres et leur prétention à opérer ? Faut-il les imaginer comme on le fait des œuvres japonaises ou chinoises, dont on se demande toujours si le dessin des mots n’est pas le dessin premier celui qui vient avant le dessin de la montagne, du sage ou du singe ?

 

Ce serait une erreur au fond de traiter les mots et les phrases et les textes de Kiefer comme ceux qu’on trouve ici et là dans les œuvres anciennes ou contemporaines. Les mots que pose Kiefer sont ceux qui ont permis de penser l’œuvre. Ils lui ont conféré sa légitimité et son ambiguïté. Des mots qui qualifient, qui nomment et qui citent. Ils battent le rappel de la pensée et lui intime de penser tout ce qu’il y a à penser, tout ce dont elle vient, tout ce qui l’a faite pensée. Pas simplement énonciation des œuvres (annonciation de la pensée) mais aussi dires de la poésie.

 

Il n’est pas indifférent que l’exposition s’achève par un véritable hymne à celle qui fut la première dans l’histoire à parler de l’Allemagne. On la moque trop souvent cette Française qui sut explorer une pensée en voie d’achèvement. De l’Allemagne. Comme autrefois on disait « de viris illustribus ». Au sujet de l’Allemagne. C’est-à-dire d’un pays qui n’existe pas. Au sujet d’une pensée, d’une langue, d’une idée de l’homme qui ressortent plus du poète, du philosophe ou du romancier que de l’homme en société, en armure ou en histoire.

 

Ce qu’avait pressenti Madame de Staël, n’était-ce pas qu’il y avait au-dessus des Allemagnes un sur-univers, métaphysique, qui est celui par excellence de l’ordre de l’art et, par-dessus-tout, de la langue. Pas d’Allemagne sans Allemand. Pas d’Allemand sans cette langue inventée par un religieux dogmatique. Pas d’Allemands sans allemand, annonçait Madame de Staël. Pas de peinture sans mots et pour détourner une citation, pas de mort sans mot, sans pensée pour bâtir les mots. Toute œuvre est pensée. Et si les mots semblent trop faibles, on leur fera dessiner des images. Mais dans tous les cas, la langue sera là, entre les mains des conteurs, entre celles de ceux qui dérivent ou détournent les contes. 

 

Les mots n’existent pas pour eux-mêmes. Ils ne viennent pas comme ça, par hasard après une sorte de vol plané ou de maturation ex-nihilo. Ils ne peuvent pas prétendre au statut mystérieux du plomb, or immature, en devenir. Ils ne sont pas le produit d’un dieu qu’on fait beaucoup parler ou pour lequel on parle beaucoup. Ils sont ceux par qui l’Allemagne est arrivé comme on pourrait dire « par qui le malheur arrive ».

 

Et c’est l’aspect le plus considérable dans la pensée de Kiefer telle qu’il la matérialise en œuvres de toutes sortes, de toutes tailles et de toutes formes. La langue est à la racine de cette pensée et en tant que telle, recèle tous les passés et postule pour les avenirs possibles. Kiefer use de cette représentation de la langue aussi par le moyen de la représentation des locuteurs. La langue ne choisit pas qui la dit. Mais, une fois qu’elle est dite, elle prend le locuteur à son piège et capte les auditeurs, elle s’impose à tous. Or la langue allemande est là, aujourd’hui alors qu’elle ne devrait pas si on était logique. L’allemand est toujours parlé et la peste est toujours rampante. C’est ainsi, la langue allemande, on ne l’a pas assez lue dans l’œuvre de Madame de Staël, n’est pas réductible à une volonté politique : cette langue, en vérité, est la réalité de l’Allemagne. Elle est ce qui exprime et explique l’ancrage de l’œuvre de Kiefer.

 

La langue s’est-elle perdue ? Pétrifiée en livres. Enfermée dans des prisons de pages, trop lourde pour être dite, consumée dans des métaux lourds et maléfiques. Faut-il voir dans les bibliothèques de Kiefer l’antithèse des grandes bibliothèques libératrices ? Au contraire, il faut prendre ces livres monstrueux ou magnifiques, vivants et réduits en cendres, illisibles ou réduits à une page, comme la démonstration de la présence tellurique des mots, présents à l’homme, sa terre d’où il a germé. Les livres ne peuvent pas être des boîtes de conserves à mots, à phrases. Quand ils sont si gigantesques qu’on ne peut ni les mouvoir, ni les lire c’est que la langue, d’où vient tout ce que nous sommes est menacée. Elle, essentielle, ne peut pas être tenue en laisse ou en boîte.

 

Autant, les œuvres des artistes contemporains allemands sont des œuvres de ruptures et de dénonciation autant l’œuvre de Kiefer est une œuvre de reconnaissance et de réinstauration. La langue, mieux que la paille, la perspective, la terre et le plomb, dit que l’œuvre est dans le monde parce qu’elle convoque tous les parleurs. Il est frappant que, dans certains tableaux de Kiefer, apparaissent comme co-penseurs de l’Allemagne, des représentants de l’idéologie nazie. Des penseurs en mots et en livres.  Des fabricants d’âmes et d’esprits. On aimerait (désirait, invoquerait) y voir un moyen de pulvériser la dimension allemande de la pensée. On en tirerait la conséquence logique d’une négation de l’action allemande ? Il faudrait croire que le salut nazi du jeune Kiefer, installé dans le manteau de soldat allemand de son père, est une déclaration de guerre à un passé méprisable et condamnable « qu’il faut dénoncer, pour mieux l’exécuter » ?

 

La puissance de l’œuvre de Kiefer n’est pas dans une sorte de mise à mort symbolique des mauvaises voies prises par la pensée allemande. Elle va beaucoup plus loin, invoquant la langue, invoquant les racines essentielles de la pensée et refusant de la compartimenter entre bonne et mauvaise pensée. C’est en ce sens aussi qu’on a dit que l’œuvre de Kiefer est totale et totalitaire. Ce autour de quoi elle se construit ne peut être le matériau ni d’une dénonciation, ni a fortiori d’une apologie. Elle est totale parce que le temps n’en est pas une composante dans son format simple de l’avant et de l’après, du passé qui doit être absolument révolu, et d’un avenir qui sera nécessairement nouveau, neuf, nettoyé, propre.

Autant la souffrance, la destruction, l’horreur de la destruction et de la souffrance constituent une véritable matière première pour de très nombreux artistes de l’après-guerre, comme il en avait été à la fin de la première guerre mondiale, autant, Kiefer, laisse sur le bas-côté de l’histoire et de l’art, ces manifestations émotionnelles et se reporte sur l’inévitable, l’absence du curseur, le présent qui permet une séparation stricte entre le passé et l’avenir. Le gigantisme des œuvres renvoie à cette « englobement » de l’Homme. La pensée ne commence pas, ne continue pas, ne se dirige pas. Elle est au-delà des temps passés, présents et futurs qui ne sont que des constructions aussi artificielles que la perspective.

 

 Ce que construit Kieffer est tout autant ce qui a été construit que ce qui est en train de se construire. L’émotionnel est éphémère. On ne souffre pas de l’horreur sans discontinuer. Le malheur se fatigue un jour et lasse le suivant.

 

C’est pourquoi, on peut parler d’une renaissance ou d’une reconnaissance : l’œuvre de Kiefer n’est pas celle d’un oubli ni d’un déni. Au contraire, elle nous fait revenir dans le monde, c’est-à-dire quitter ce que nous pensions être un monde, qui aurait rompu avec un passé auquel il est préférable de ne pas penser. Elle nous appelle à revenir dans la langue et à nous plonger dans sa matière. Les grands mythes allemands, les grands hommes de l’Allemagne, les grandes perspectives qui s’en vont vers des horizons trop proches, sont les mêmes : ceux par qui nous pensons, ceux que nous pensons malgré nos refus et nos dénis.

 

 

L’œuvre de Kiefer place l’homme au cœur de son problème et de ce qu’il en a fait. La présence des mots, la présence des livres, les apparitions des hommes qui ont dit les mots et écrit les livres installent son œuvre dans une continuité, celle d’une Allemagne qui n’est pas devenue ce qu’elle a été et ce qu’elle est par hasard. L’œuvre ne dénonce pas. Elle énonce, s’inscrit dans un temps substantiel, l’enracine et se propose comme support de la pensée. Penser quoi ? L’Homme. 

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