L'Homme moderne est-il sorti d'un rêve ou d'un cauchemar?

Un matin, il se réveilla d'un long cauchemar. Ses yeux, brouillés encore par le sommeil, étaient troubles de ce qu’ils avaient vu toute une partie de la nuit. Il sentit le froid. Pas celui de l’abri. Ils se connaissaient de toute éternité. Le froid avait toujours été là. Le froid qu’il ressentait venait de cette nuit. Des choses qu’il avait vues. Choses sans nom.

 

Raconter ce qu’il avait vu. Il ne pouvait pas. Beaucoup plus dangereux que la chasse. Beaucoup de risques à dire des choses sans nom. Avec quoi pour les dire ? Non ! Absolument ! Il ne fallait qu’on sût qu’il avait vu des choses qu’on ne doit pas voir. Pire : des choses qu’on ne sait pas voir. Que personne ne peut voir. Qu’on ne voit pas. Alors pourquoi lui ? Quelle blessure avait-il infligé au rocher, à la terre, pour en faire jaillir des choses jamais vues ?  Instinctivement, il jeta son regard autour de lui, sur le sol, le long des parois de l’abri, inspectant les anfractuosités, les reconnaissant toutes, n’en découvrant aucune qui ressemblât aux lèvres d’une plaie, aux creux béant qu’aurait pu laisser un pieu violemment enfoncé. Aucune plainte ne venait du rocher, ni de la plaine un peu plus bas, ni de l’air pur et sec. Aucune plainte si ce n’est celle qu’il sentait monter en lui, plus forte, plus lourde, plus lancinante.

Il ne pouvait pas rester seul avec ce souvenir d’un cauchemar qui avait enchaîné les visions terribles. Il le sentait confusément dans ce matin de printemps alors que la neige autour de lui commençait à scintiller et que des espoirs de chasse se lisaient dans les empreintes fraîches autour du camp. S’il ne faisait rien, sa tête partirait en morceaux, comme si un esprit avait enfoncé un coin de silex dans son crâne et le frappait pour le faire voler en éclats comme une vieille souche. Il lui vint avec terreur que cet esprit était-ce rêve lui-même qui persistait. Ou bien était-il revenu pour le tourmenter ? Certains rêves sont des démons disait l’ancêtre, ils donnent aux choses passées des chances de retour et parfois prennent la place d’une des âmes de l’Homme. Parfois, toutes les âmes sont chassées et se trouvent à errer. D’autres rêves font croire à un monde sans neige ou l’homme se perd faute de traces, d’empreintes, de pas à reconnaître et à suivre.

Allons ! Sa décision était prise. La douleur se faisait trop vive. Il fallait en parler. Pas à n’importe qui. Au chaman. A celui qui fait parler les arbres et les bêtes. Qui comprend le vent et les brumes. Qui écoute la musique de l’eau et la danse des flammes. Lui seul devait savoir.

Et si le chaman se rebiffait devant cette révélation ? S’il la déclarait hostile ? S’il la disait impropre à la parole et même au chant ? S’il la refusait parce que ni le soleil, ni les mouvements de l’herbe en été dans la grande prairie ne supporteraient pareille histoire. Parce qu’ils se détourneraient et furieux s’en iraient, rompant quelques liens, coupant quelques fils? Le Chaman pourrait par punition le priver de son âme la plus intime, celle qu’il ne quittait pas depuis que sa mère l’avait sevré. Il pourrait le désigner aux autres membres de la tribu et le dénoncer pour toutes les maladies à venir, pour les gibiers fuyant…  Il pourrait….Il avait maintenant trop mal à la tête. Il ne pouvait pas ne pas aller voir le chaman. Tant pis si cela tournait mal.

Il entra dans l’enclos du chaman à l’écart du principal abri. Celui-ci l’accueillit avec l’attitude furieuse et silencieuse qui était la sienne : ne lui fallait-il pas, lui chaman, toujours se battre contre l’Homme incapable de trouver l’harmonie avec le vent, le soleil, les fleurs de la forêt et tous ses habitants? Mais aussi, ne devait-il pas retenue et silence aux forces de la nature ? Il leur devait tant ! Le chaman ne le chassa pas. Il écouta. Les mots venaient au monde, pareils à des cailloux et à des pierres. Les uns après les autres. Comme poussés de l’intérieur. Par une force aérienne mystérieuse. A peine sur le bord des lèvres, ils tombaient de tout leur poids de pierre heurtant l’air puis enfin le sol après avoir lentement chuté. Les mots sortaient comme on fait sortir les bêtes du mal. Et lui, souffrait de la sortie des mots. Certains, qu’il n’avait pas bien apprivoisés, se montraient rétifs à dire les choses qu’il Voulait. Ils dégringolaient informes. Ils auraient pu débouler sans qu’aucune rêne ne les retienne.

Comme dans son rêve, des choses sans nom se pressaient pour sortir. Blocs de pierre après blocs de pierre, elles tombaient sur le sol et roulaient plus loin. Certaines arrivaient à passer d’oreilles en oreilles,  incapables de faire autre chose que de répandre des bruits, des cris, des pleurs.  

Le Chaman tenait sa tête droite, sa bouche, toute proche de la bouche qui parlait dans l’attitude qu’il faut pour qu’aucun mot tombant ne soit perdu, pour que, de la bouche qui dit, les mots aillent se réfugier dans la bouche qui écoute. Quand, à force d’attention, les mots hissés dans l’oreille venaient s’y poser dans un ordre nouveau. Comme des oiseaux. Ou comme des voyageurs qui, ouvrant leurs bagages, s’apprêteraient à révéler des richesses variées, brillantes et colorées. Des phrases se nouaient dans les oreilles du chaman. Elles se ponctuaient de rythmes. Elles se modulaient en sonorités nouvelles. Elles n’étaient plus hachées ni saccadées. Rugueux comme des pierres, les mots se fondaient en musique ou chant dans les profondeurs humides des oreilles du Chaman.  

Il raconta son rêve au Chaman ! Il s'était vu, différent, dans le lointain. Différent de quoi? D’une proie? bien sûr que non, puisque c'était lui-même qu'il avait aperçu dans le lointain! Différent d'un autre? Tout aussi impossible, les autres "lui-même" n'existent pas même dans les extases des chamans. Il s’était vu lui-même différent de lui-même.

Pareil déchirement, il ne l'avait jamais imaginé. Il avait bien vu, on lui avait raconté qu'on peut, dans une mare ou à la surface d’un ruisseau, découvrir un double, un frère qui n’aurait pas quitté le sein paisible des rochers, des lichens et des forêts. Il fallait s’en éloigner ou lui jeter un poisson, un morceau de graisse d’ours ou une dent-sabre d’un tigre tué au plein du soleil. Il savait que, pour atteindre une cible d’un coup sûr de propulseur, à la guerre, un ennemi, ou à la chasse, une proie, il fallait penser à son double et accepter cette idée si simple que la cible est là où on dirige l’arme, alors qu’elle est encore au loin. Il avait toujours pensé que c’était un présage qui apparaissait qui s’offrait au coup, préparant la venue de la proie dans un autre monde. Atteindre le présage, c’était atteindre la cible qui s’en venait prendre sa place. C’est pourquoi, il évitait, partant pour la chasse ou pour la guerre, de se vêtir comme à l’habitude. Ainsi son double, présage du chasseur chasserait mieux le présage de la proie. Présage contre présage, pour que l’homme tue la proie.

Or son cauchemar n’était pas là. Dans son rêve, il n’avait pas vu son présage. Pas davantage n’y avait-il de l’eau où retrouver son double. Pour comble : il n’avait rien vu qui fut hors de sa tête. L’image venait de là. De l’intérieur, d’où viennent les rêves. Où se trouvent les âmes.

C’est alors que le Chaman se leva. Il lui parut grand, terrible, le chef proche des cieux et les pieds comme des racines. Il lui semble que le Chaman était devenu l’arbre primordial et l’axe du monde. Le Chaman parla. Il n’avait jamais entendu vraiment le Chaman. Lorsque le Cercle était formé, il avait vu le chaman formant le nombril et la colonne. Il l’avait entendu gémir sous le poids du monde quand, dans les rites, il devait, pour la sauvegarde de tous, porter les étoiles et la lune sur ses épaules. Il se souvenait de son rire pareil à mille feux, brasier où chute un brandon consumé. Il avait été terrassé par le hurlement, les nuits où le Chaman arrachait de sa tête décharnée, un à un, les rêves, les esprits, les maladies pour les jeter sur les braises qu’il arpentait ensuite comme on danse sur la lave des volcans.

Aujourd’hui, il l’entendait dire des mots pour la première fois. Le Chaman ne faisait pas venir les mots comme on roule les pierres le long des sentiers. Les mots du Chaman n’auraient jamais pu s’en aller de leurs côtés, libres, sans laisses ou sans attaches lorsqu’il les faisait sortir de sa bouche. Les mots étaient ses chiens, ses moutons, ses bœufs. Il les installait en attelage s’il lui plaisait. Il savait en lâcher un tout seul. Qui faisait la roue, se pavanait puis sur un claquement de doigt rentrait dans la bouche comme si elle avait été une cage. Les paroles du chaman ne ressemblaient pas à des pierres qui chutent et dégringolent. Les mots étaient assemblés comme les gouttes qui forment l’eau du torrent. Ils suivaient tous le même cours, les uns éclatant et rebondissant en sons aigus, les autres, s’entremêlant pour apparaître un peu plus loin, déliés et claquent dans le vent. Jamais leurs liens n’étaient rompus. Au début, le Chaman gronda pire qu’un torrent ou qu’un morceau de montagne qui dévale les pentes vers la vallée.  Sa parole frappait, forte comme des barrissements ou comme le déchirement du tonnerre.

Le chaman ayant achevé les appels aux âmes, ayant pacifié les ombres et prié la neige de retenir les traces et les empreintes, appela les esprits à sortir de cette tête qui souffrait. À cet instant-même, il vit surgir un monstre. Le récit de cette nuit d’épouvante devait être achevé. Le cycle de l’horreur devait être maintenant complet.

Une ombre était apparue au côté de celle du dormeur sans aucun doute possible. Elle ressemblait au dormeur, familier de l’univers des songes. Il n’y avait rien là qui fût inquiétant. L’eau mire le même. Le chasseur cible le présage, qui est aussi le même. Hélas, en laissant le récit se rapprocher de son oreille le chaman comprit que la monstruosité n’était pas là. L’ombre apparue ne ressemblait pas en tous points à l’ombre du dormeur. Elle paraissait à de certains moments souriante et heureuse et non point soucieuse et inquiète. Elle présentait une silhouette plus forte, plus épanouie : on ne voyait pas pointer les os de celui qui a toujours faim. Il la vit s’animer, armant un propulseur et décochant un trait à la pointe empoisonnée sur un homme d’une autre tribu. Plus loin, il vit l’ombre ceindre une couronne faite de plumes blanches. Et à chacune de ces visions, le chaman vit que les deux ombres si différentes parfois, ne cessaient de se ressembler et que l’ombre seconde trouvait la source de sa vie dans certains mouvements de l’ombre du dormeur. A chacune de ces visions, l’ombre seconde offrait à l’ombre du dormeur ses yeux, ses oreilles, ses pas comme pour lui offrir un monde toujours plus vaste.

Le Chaman vit aussitôt que le monde était sur le point de se déchirer. L’homme qui se tenait à genou devant lui ? Il se plaignait ? La souffrance qui lui venait était celle d’un accouchement. Un monstre était sur le point d’advenir qui allait mettre le monde de côté et s’installer à sa place. Un monstre qui allait bientôt dire : demain, bientôt, il faut, nous devons. Un monstre qui rirait aux arbres coupés et aux animaux soumis. Qui n’hésiterait pas à faire fouetter les flots anarchiques ; qui, dans ses invocations, précipiterait la terre contre la mer, le feu contre l’eau. Qui séparerait les flots à coups de canne.  Alors, il se saisit de son couteau sacrificiel et le plongea dans le cœur du traître.

Rien n’y fit : le temps qui coupe l’homme en deux, béance douloureuse, déchirure insupportable, s’était installé tout au fond d’une âme trop bien cachée! L’homme moderne était né : cet animal vicieux qui, tout à la fois, s’enflamme de passion et de joie quand il contemple l’ombre brillante et rutilante qui court au loin et qui gémit de ne pouvoir l’atteindre, malgré les mots qu’il lance pour la harponner.   

 

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