1-La place de l’Art en question.
Questionner la question
Réaction naturelle face à une question qui a l’ampleur d’un univers : espérer que le questionneur se lassera pour, réduisant la voilure, se reporter vers les programmes artistiques de l’Eté.
La question est-elle posée parce que l’Art a été déplacé ? On l’aurait changé de cheminée en quelque sorte et voilà qu’on s’interrogerait sur sa place future, une autre cheminée ou dans la bibliothèque, peut-être?
L’art déplacé ne serait pas où il devrait être, c’est pourquoi on s’interrogerait sur « Sa place ». A moins que, ne l’ayant pas déplacé, il serait question de la « Bonne Place »! Ou mieux encore : il était à une place, ni si bonne, ni si mauvaise que cela, mais on se demanderait s’il a toute la place qui lui revient, quitte, si la réponse était négative, à le déplacer pour lui rendre ce qui lui est dû : sa place entière, sa bonne place, toute sa place.
En tout cas, telle que la question est posée, il n’est pas possible de dire que l’Art est partout à sa place ! Si on acceptait cette proposition, il faudrait admettre immédiatement comme réponse que la place de l’art c’est n’importe où. Alors, il n’y aurait plus de question. Ce n’est pas cela que vise la question. Elle ne peut pas conduire à la réponse : « partout et donc, nulle part ». Elle demande une vraie réponse qui pose que l’Art ne se pose pas n’importe où. C’est pourquoi on se soucie de sa place. La question, pourtant, contient un biais: place renvoie à spatial, voire même à spatio-temporel, selon que la place ait été conférée de toute éternité ou qu’elle a été conduite à changer au fil des siècles. Spatial, c’est dire «lieu» d’une autre façon. Des lieux pour l’Art. Des lieux dédiés à l’art. Par exemple : l’Art serait placé dans des maisons spécialisées: ricanons avec Claudel, l’Art ce serait comme la tolérance, il y aurait des maisons pour cela! Les maisons de l’Art se multiplieraient comme on multiplie les prisons, ou les écoles, ou les hôpitaux ! Comme on ne multiplie plus les lieux de culte. Il faut noter quelque chose d’étrange : les maisons de l’Art, en France au moins, se déploie en un temps où on ferme les maisons des fous !
Aussitôt vient une remarque : identifier, caractériser la place de l’Art ressort du domaine de l’impossible si l’art est de l’ordre du foisonnement, du buissonnement, si l’art diffuse comme l’air, s’il déborde comme l’eau, s’il est convulsif ou expansif, éphémère ou évanescent. Voilà qui dynamite les lieux où on place l’Art, les « chapelle Sixtine » de tous les temps, par exemple. Voilà aussi pourquoi, comme pour conjurer une menace, les peuples modernes se sont lancés dans une véritable course-poursuite à la création de lieux pour l’Art. S’il est de bonnes places pour l’Art, vite dupliquons celles qui existent pour les poser ici et là : à Metz, à Lens, Abu Dhabi, Bilbao. Ce sera toujours ça de fait pour l’amour de l’Art. Il aura davantage de place ; il s’y trouvera plus à l’aise ! Continuons de ricaner et imaginons que l’Art flotte dans ses nouveaux vêtements, que les contenants n’ont pas assez de contenu.
Dynamitons encore ! Si l’Art est comme le torrent, puissant, redoutable, énergétique, jusqu’à quelle subdivision de cette masse d’eau qui déferle doit-on descendre pour penser la place de l’Art ? Les gouttes d’art sont-elles de l’Art avec un grand « A » ? Ou sont-elles l’équivalent des coups de brosse et des couleurs étalées qui font les Nymphéas ? L’Art, pourtant, ce n’est pas une chose d’un bloc, une partition à tomber par terre, un ballet qui résume tous les ballets, ni « La Joconde-circulez, il n’y a rien d’autre à voir ». Voici alors venir une question qui n’est pas si évidente car elle porte sur la place relative des grandes œuvres par rapport aux petites ? Plaçons le Grand Art d’abord et ensuite dans quelques soupentes, les petits maîtres, les producteurs d’art, passeurs, suiveurs, copieurs, barbouilleurs. Or, convenons que l’Art ne se résume pas aux fulgurances géniales de quelques visionnaires, il est aussi composé de tous les autres créateurs, disons artistes pour ne pas prendre de risques, y compris ceux qui seront oubliés. Et parmi ceux qui seront oubliés, vous, moi, tous ceux qui ont fait de la place à l’Art dans leurs cœurs et dans leurs têtes, tous ceux qui le pratiquent comme on fait du vélo, pour s’épanouir, pour se maintenir en forme et/ou pour être simplement heureux. Songez aux milliers de manuscrits qui dorment dans les tiroirs, aux millions de photos qui n’ont jamais été développées, à tous les jardins secrets où l’art va se nicher.
La question porte loin et finit pour nous encercler. Nous en arrivons à nous demander si le mot « Art » a été judicieusement mobilisé. L’Art des nains de jardin a été reconnu et exhibé il n’y a pas si longtemps. Les marchés ont mis quelques temps avant de faire exploser la cote de Tintin. L’Art se pose ici et là dans de grandes maisons et des petites, dans des sanctuaires et au sein de livres saints où résonnent vulgate et répons, brillent pacotilles et prisunic. Pourquoi lui donner une place ? Faisons un effort de raisonnement : si on se préoccupe de la place de l’Art, ce n’est pas nécessairement pour lui, en lui-même. Ce ne sont ni les fabricants d’art, ni les œuvres qui fondent la question de la place de l’Art.
Il s’agit plutôt de faciliter le travail des regardeurs, l’exercice du regard, de l’oreille, du ressenti, dans des lieux où ils peuvent garder leurs distances et où les cheminements sont clairement tracés. Il s’agit d’apprendre à prendre l’air recueilli devant un tableau, comme, le croyant devant une station de la Passion ou cet autre, paumes vers le ciel, qui invoque la divinité.
Et voilà qu’au détour d’un questionnement, la question juste devient « Quelle place pour les regardeurs ? ». Un Art sans regardeur, sans auditeur, sans senteurs, ressenteurs, expérimentateurs, ce n’est pas de l’Art. C’est un journal intime quelle que soit la taille du journal ! On a dit qu’un livre c’est une lettre envoyée à des amis : pour certains livres, les amis se comptent sur les doigts d’une main ! Pensons à Raymond Roussel ou à Senancour sauvés de l’oubli par quelques esthètes en mal de paternité et qui ne tarderont pas à replonger dans l’enfer le plus cruel : celui où errent les artistes sans publics! Quelle place pour le David de Michel-Ange ? Il doit être installé là où un maximum de gens peut le contempler. Puisque nos sociétés exigent que la place de l’Art soit au premier plan, en tout pour tous, la place de l’Art est là où le plus grand nombre peut y accéder. Finies les fresques, qui planaient à 15 mètres de haut, invisibles pour le commun des fidèles, finis les retables ouverts par des médiateurs assermentés. Finies les statues confinées à l’abri des regards impurs. L’Art doit se voir. Sa place est là où le plus grand nombre peut en profiter ? Finie aussi, les entassements de regardeurs devant la vue de Delft de Vermeer (et qui passent un temps fou à rechercher la petite tâche de Proust). Le questionnement sur la place de l’Art mute alors en questionnement sur la société et son organisation.
Une place publique ou une place privée?
Les regardeurs veulent profiter de l’Art. La demande est forte. On veut de l’Art. On défile devant l’Art. Que de Japonais pour un bouquet de fleurs ! Que de Parisiens pour Hopper, ce peintre qui fait lancer des regards morts par des ombres de vivants. Et devant les œuvres de Basquiat que de larmes versées, «il est mort trop jeune le petit». Si les regardeurs peuvent pleurer devant les œuvres de l’Art, il serait donc monstrueux de les confiner dans des salles à l’odeur de vieux et de recuit, d’exhiber les œuvres dans la solitude glacées de grands espaces aux parqueteries disjointes et aux lumières zénithales encombrées de chiures de mouche. Il faut offrir aux regardeurs les lieux idoines où exercer leurs regards et pleurer tranquillement sans être gêné par les poussières qui traînent. La place de l’Art se trouve dans des lieux commodes. S’ils peuvent être beaux, c’est « nice to have », le cerise sur le gâteau ! Et aussi, les beaux lieux disent l’importance de l’Art. Avantage supplémentaire, ils donnent un coup de main aux cas de faiblesse artistique : une œuvre médiocre fait plus jolie dans un lieu magnifique.
Ainsi les regardeurs pourront-ils profiter de l’Art. Quoique, profiter c’est aussi tirer profit. Aussitôt, le danger point ! Car on en vient à un lieu où se tiennent les marchands et leur fric. Le marché serait un des lieux où l’Art trouve toute sa place. L’Art et l’argent : le créateur n’est plus la misérable victime d’un spoliateur richissime, s’il l’a jamais été ! Il y a peu, une grande Galerie Française, parisienne évidemment, a inauguré ses locaux avec faste, musique et performance. 500 invités a-t-on dit ! Beaucoup d’argent dépensé. Voilà un vrai lieu pour l’Art : une place où la demande d’Art est satisfaite par une offre digne de l’importance du sujet. La place de l’Art ? Revenons en arrière, il y a des maisons pour l’Art avait-on dit. Et ici, nous parlons de boutiques pour l’Art, de supermarchés, des grandes surfaces pour de grands formats. D’un côté, le stockage de l’Art, comme on stocke l’or et les matières précieuses, de l’autre les flux d’Art, le commerce, la circulation de l’argent de l’Art. Allons plus loin : il y aurait de petits magasins (galeries) et de petits musées (de province) pour les petites œuvres (pas connues, mal cotées) et des grands magasins (grandes galeries) pour les grandes œuvres (très affichées et très chères). Tout se met en place. La place de l’Art est sur le marché, si on le veut vivant et non pas figé dans la naphtaline, reclus dans le secret des collections privées. Bunkerisé, comme l’or des banques centrales.
Le marché, ce sont des places de marché et des enjeux d’argent. L’Art s’y cote. L’Art s’y vend. Les cotes qui s’envolent emportent avec elles les prix des suiveurs. Petit maître devient grand s’il s’inscrit dans le sillage d’une vedette et de ses prix exorbitants. Le marché, enjeu économique : la France, a-t-on pu lire dans un excellent commentaire, retrouve sa place sur les marchés. Les icônes du marché, les places d’échange et de monstration que sont les FIAC, les Paris-photos, toutes ces compétences en logistique, marketing, commercialisation, s’exportent. La France a conquis une place sur le marché de l’Art, en déployant ses compétences, évaluations, transactions, et ses connaissances, vieux pays pétri d’art, disposant de stocks considérables. La France, exporte ses compétences de marché. En revanche, elle est déficitaire, important plus d’œuvres étrangères qu’elle n’exporte de production artistique française. Où sont nos Damien Hirst, nos Jeff Koons, nos David La Chappelle ? Devra-t-on subir encore longtemps les tyrannies des Helmut Newton, George Richter et les autres ? L’Art français n’aurait pas trouvé place dans les lieux de production. Plus précisément, il n’y aurait donc pas, en France, de place où produire l’Art?
La place de l’Art se trouverait sur les marchés mondiaux, enfin connectés ensemble, enfin unifiés par des maisons de commerce multinationales, virtualisés pour éviter trop de déplacements inutiles. La place de l’Art est aujourd’hui redorée. L’Art ne voit plus en l’argent son ennemi et les financiers les réconcilient. Les capitaux sont considérables car l’épargne a besoin de supports de diversification. Les Scottish Widows ont, il y a peu, arbitré leur portefeuille « Art » pour faire face aux moins-values de leur portefeuille actions. Bientôt un OPCVM « Monet » permettra aux amoureux de l’impressionnisme de s’adonner à leur passion, des ETF « Van Gogh » sont à l’étude et il devrait être possible de spieler à terme sur du « Basquiat ». rêvons un peu, des Sicav « jeunes peintres », « jeunes sculpteurs » ou « un mix peinture-photo-vidéo-sculpture-musique » (on nomme ceci : « SICAV diversifiée »). L’or est un support d’investissement apprécié, pourquoi les œuvres d’Art ne le seraient-elles pas ? Les « produits » physiques sont trop divers ? Entre deux Monet, il y aurait tant de différences ? Plaisanterie que tout cela, il y a beau temps que les financiers trouvent naturel de mettre dans le même sac boursier des actions de société qui vendent des armes avec des actions de société qui vendent du rêve ! Les artistes contemporains ne sont pas des sots : ils ont bien compris qu’un marché ne supporte pas trop l’hétérogénéité des produits. L’idée de multiple a fait son chemin par opposition à l’œuvre originale-originelle-unique. Le toutou en ballons d’acier inoxydable de Jeff Koons est conçu dès le début de son « invention » par le « Maître » comme déclinable en toutes dimensions et pour certaines dimensions en plusieurs exemplaires. Les Artistes modernes ont à cœur de faciliter la diffusion de l’Art, pour qu’il ait toute sa place. Tout un travail d’homogénéisation est en cours, facilité par la photo, les marchés virtuels et les ateliers-usines de la nouvelle création américaine et chinoise. On ne pourra pas dire que l’Art est confiné, réservé aux seules collections des riches. La voie avait été tracée par Andy Warhol, elle n’était pas vraiment carrossable en son temps. aujourd’hui, pas de doutes, la place de l’Art exige que les nœuds routiers de la multiplication soient installés partout dans le monde.
Mais que fait l’Etat? L’Etat fait des musées. L’Etat veut faire accéder à l’Art le plus grand nombre. L’Etat développe l’Art dans les Ecoles et développe quelques Ecoles d’Art. Que peut faire un Etat démocratique en matière d’Art ? Proclamer qu’il n’est pas de vision de l’Homme sans une puissante idée de l’Art. La place de l’Art est belle dans les discours des politiques. Ils ne barguignent pas son importance. Ils veulent lui donner de la place, le plus de place possible. Quel dirigeant politique oserait énoncer qu’il se désintéresse de l’Art, de sa place, de son rôle ? On lui tendrait aussitôt un revolver !
C’est à croire que l’Art est devenu l’opium du peuple ou pire : puisqu’ils n’ont pas de pain, repassez-leur de la brioche ! Et clamons-le, chacun est artiste. Tous nous avons ce droit attaché à notre statut d’humain, nous pouvons créer, mais aussi considérer, écouter, sentir. Nous sommes à notre vraie place dans l’Art et nous devons disposer de place pour être dans l’Art dont nous sommes et les pétrisseurs et les consommateurs. Et les Etats de créer des lieux de stockage… Pour l’art ancien, l’art sûr. Ou bien, constituer des collections, en les mettant dans les maisons de l’Art, les musées, en recouvrant la France, pour prendre cet exemple, de nouveaux musées dont on doit reconnaître qu’ils ont vocation eux-mêmes à être des œuvres d’Art. Ils veulent de l’Art partout! Les FRAC, disent les méchantes langues, ces supports de l’investissement en Art des collectivités locales seraient de la rigolade : des centimes jetés en pure dans la fournaise des marchés mondiaux..
Décidément, l’Art ne tient plus en place !
2-Placer l’Art en soi et le situer dans l’Homme
Construire sa passion pour l’Art
D’où cela m’est-il venu ? L’Art est une part indéfinissablement importante de ma vie. Cela n’a pas toujours été le cas : des années entières d’enfance sans être vraiment passionné par l’Art. Des années où l’Art c’était surtout de rire aux fantaisies gribouilleuses de Picasso.
Et puis, un jour, ou un mois ou… un basculement. Une tempête mentale qui balayent tout sur son passage et ne laisse rien sur le sol qu’un impératif : construire.
Qu’est-ce que cet impératif ? Au pire, je le décrirai comme une question qui ne cesse jamais d’être là à attendre sa réponse. Au mieux, des échappées vers des idées qui s’enfuient, des œuvres qui vous narguent, des sons qui s’évadent. Ma place pour l’Art serait donc sur une ligne imaginaire qui recule au fur et à mesure qu’on avance, comme l’horizon. L’Art m’est devenu comme une maison que je ne cesse d’agrandir, dont je multiplie les pièces, les recoins, les studios, les salons, les boudoirs.
Ce « construire » s’élabore erratiquement entre convictions qui se forgent et évidences qui les dissolvent dans le flot continu des choses qu’on regarde, qu’on écoute, qu’on ressent. Le Beau, par exemple, est la première conviction qui explose. L’Art ce n’est pas le Beau et la place de l’Art n’est pas d’être installée au milieu des belles choses. On vient à découvrir que le Beau émerge quand il n’y a plus rien de neuf à voir. Il viendrait quand on a compris « comment ça fonctionne», quand la volonté qui s’extériorise et se réalise dans l’Art devient convenue, au sens profond du mot : venir avec, suivre un même chemin, connu dans une direction commune, sans effort et sans surprise. La place du Beau est claire et n’interroge personne: on l’installe dans des lieux à stocker de l’Art beau, les musées sont des lieux d’élection. Pour beaucoup, l’Art est mis à la portée de chacun quand le sentiment du beau est acquis, le jour où Picasso n’est pas seulement « un grabouillage », mais un artiste avec lequel on vit bien. Quand l’Art n’est plus qu’un sujet simple à traiter, un thème à exécuter, une musique dont on précède mentalement les mouvements, une œuvre dont les lignes de force sont rassurantes à force de connivence, il se réduit au Beau. Parce qu’elles sont « belles », j’écouterai avec tant de plaisir les cantates d’Alessandro Scarlatti. Je me reposerai au son de l’air des « clochettes » parce que cet air est tout simplement pur comme tout ce qui est beau, tout en regardant un beau livre d’images sur « Corot et son Ecole ». La place du Beau se trouve dans une conscience sereine et contente d’elle-même, loin des conflits et de toute inquiétude !!!
J’ai appris à ne pas dire « j’aime, j’aime pas ». Pour bien aimer l’Art, il faut apprendre à aimer ce qu’on n’aime pas. Construire devient ainsi « se construire » pour «construire plus haut, ou plus grand». C’est alors que viennent à vous, tous ceux qui ont pensé l’Art et qui n’ont pourtant pas été de très grands Artistes. Vous vous construisez comme à l’école et découvrez que l’Art qui est un dévoilement, ne se dévoile pas si facilement. Il faut construire regard, écoute, lecture. Filliou ! Je ne t’aime pas ! Ce que tu as fait est à pleurer. Filliou ! Je t’ai « vu » il y a quelques mois à Berlin. J’ai même failli te marcher dessus. Des bouts de bois vaguement assemblés qui traînaient par terre. Filliou, tu n’as rien fait d’autre que de bousculer et de désigner ce qu’il fallait bousculer et comment. Et mon ennemi principal : Duchamp. Comment apprendre à aimer celui qui érige l’urinoir en œuvre d’art ? Quelle place pour cet art-là si ce n’est au sous-sol dans les lavatories ! Quelles questions secouaient « l’artiste » ? Quelles questions qui ont à sa suite « secoué » ses suiveurs-admirateurs. On ne dit pas « je n’aime pas » si on veut laisser de la place pour que l’Art prenne son essor.
Acheter, collectionner, même au petit pied donne alors à cet esprit de construction une dimension particulière. Se tenir face à face avec une ou des œuvres des années durant est vraiment autre chose que de passer de temps en temps un petit moment avec l’une ou l’autre !!! Se construit sous vos yeux une relation étrange où l’essentiel tend à devenir le discours que se tiennent les œuvres, les unes aux autres. A cet instant, vous découvrez que l’édifice que vous avez bâti abrite des hôtes qui se soucient comme d’une guigne de ce que vous pensez et qui se passent de vous pour échanger entre eux ! Vous avez construit un réseau de forces qui tient fort là où vous l’avez installé. Qui va aussi vous conduire dans vos prochains achats et qui vous tiendra ferme dans une ligne de vision et de pensée.
La collection devient votre œuvre d’Art. Vous avez tâtonné. Vous vous êtes trompé. Entendons-nous bien, vous n’avais pas fait d’erreurs. Vous vous êtes trompé sur vous-mêmes, vous ne vous connaissiez pas bien. « Votre Art » n’était pas encore bien à sa place. Progressivement, la collection s’est formée, elle a bien pris sa place. Vous l’avez posée, accrochée, installée au gré de vos désirs ou de vos idées… voire ! Vous devriez plutôt reconnaître que vous avez été guidé par les œuvres elles-mêmes. Votre collection se tient d’autant mieux à sa place qu’elle a largement contribué, par elle-même, à se poser là et s’amuse à vous faire croire que vous avez pris des décisions « Artistiques ». A cet instant vous vous interrogez sur votre place dans l’Art !
Ma réponse à la question «quelle place pour l’Art» devient presque évidente : L’Art a une grande place dans ma vie, dans mes pensées, dans mon appartement, dans mes actes et dans mes projets. L’Art m’obsède par sa diversité et par son intemporalité. Je le veux pur et je le vois se corrompre. Je le vois agonisant et il resurgit à mes yeux, se moque de moi et repart sans se soucier de savoir si je suis ou non. Il m’échappe parce qu’il est trop cher, ou parce qu’il est trop tard. J’ai trop attendu, je ne lui ai pas fait confiance. J’avais tendance, j’avais envie, je me demandais… mais l’Art exige le passage à l’acte, tout de suite sans attendre. Quand on obsédé de la sorte, il ne faut pas réfléchir … trop longtemps : trop tard arrive très vite.
A ce compte, l’Art n’a pas de place, il est partout… et voilà que l’Art fait un pied de nez et contredit ce que j’esquissais liminairement. Mais, il n’est pas nulle part ! Fin de la pirouette.
L’Art est partout
Se promener, voir, écouter. Vous vivez à Paris. L’Architecture ancienne accroche le regard sans cesse. Les réhabilitations de constructions anciennes interrompent votre promenade. Vous vous laissez bercer par les hôtels particuliers du grand siècle et ceux du siècle des lumières. Ici, une façade « ornée » 1880 vous fait de l’œil, là, un hôtel en céramique, un porche « art nouille » vous interpellent. C’est le moment de vous écarter des quartiers convenus, ceux où vous êtes sûr de rencontrer le beau à tous les coins de rue. Vous remontez vers le nord, vous descendez vers le Sud, des bâtiments nouveaux ont émergé : HLM, Bureaux. L’ère des bâtiments de nécessité a disparu. On ne construit plus pour loger. On construit pour que des styles de vie trouvent leurs plénitudes. Les bâtiments sont « dessinés ». Parfois, vous vous exclamez que ce n’est pas beau et bien vite vous vous reprenez. Vous vous étes promis de ne plus jamais dire « ça » ! c’est pourquoi vous vous êtes arrêté un peu plus longtemps : pour comprendre.
Statues au carrefour. Dans le jardin des Tuileries, sculptures en plein air. Les villes sont des œuvres d’Art qui contiennent des bâtiments œuvres d’Art qui contiennent des œuvres d’Art, éphémères et éternelles. Les musées se multiplient comme autrefois les églises et challengent les cathédrales. Les musées sont de vraies œuvres d’Art. Et on sait où ils sont : à leurs places pour être des « Places à Art ».
Les musées deviendraient virtuels cependant. Lascaux est devenu une « trade mark ». L’Art est dehors-dedans. Dans les galeries, l’Art vivant, l’Art qui se fait avec ce qu’il faut d’Art cruche, d’Art gribouille. L’Art n’est pas figé. Il est dans l’air du temps. On le vit, on l’agit, on le veut présent sans cesse dans notre existence. L’Art est un must. Une société sans Art, n’est-elle pas une société sans âme ? Sparte, austère et renâclant à la dépense somptuaire a vaincu Athènes dans la perspective courte des ambitions politiques. Athènes l’a emporté dans le temps long des Idées et a su mettre l’Art en place : ses statues, ses temples, ses théâtres, ses auteurs dramatiques et ses poètes ont tracé « la voie » avec philosophes et moralistes.
L’Art est partout dans le monde, l’initiative du Boz en est une illustration forte et originale. La création Artistique jaillit de tous et de partout, voilà un vrai message. La place de l’Art est difficile à assigner : il remplit toute la place et pas seulement les vides que lui laisseraient une civilisation technicienne. Et si on ne parvient pas à lui réserver une place, il n’hésitera pas à s’installer où bon lui semble. Panneaux de chantiers, collages d’Ernest-Pignon Ernest sur les murs « délabrés » de Naples. Il est à ce point partout que même le délabrement « fait » Art. Il se découvre autant dans les « décollages » de Mimo Palladino ou de Raymond Hains, dans le déchirement, la destruction, geste simple de Lucio Fontana jusqu’au gigantisme des effondrements de Kieffer. Quelle est donc, au sein de l’horrifique profusion moderne, la place des madones de Raphaël, ou la perfection du David de Donatello. Face aux hurlements des « papes » de Bacon, où placer ceux du Titien et comment lire la grâce trouble de l’Apollon sauroctone face aux corps dévastés de D’Agata ou de Michener ?
Alors quelle place pour une question sur la place de l’Art ? Elle ne renverrait qu’à des débats de type institutionnels : l’Art n’a pas la place qui lui revient, on ne fait rien pour l’Art, la jeune création est écrasée, les talents anciens pas assez reconnus et les églises romanes souffrent des finances insuffisantes des collectivités locales. Méprise-t-on à ce point l’Art qu’on laisserait Pompéi partir en morceaux et ses fresques se retrouver sur le marché de l’Art. L’Art est partout ? Beaucoup trop au goût des sectaires et des fanatiques religieux qu’il exaspère et qui le détruisent. « Iconoclastes » n’est plus seulement un juron du capitaine ad hoc. L’Art est porteur de paix, surtout celui des régimes dominants, ceux-là qui instaurent la paix artistique à coups d’autodafés et posent que l’Art ne saurait avoir de place en dehors de la Société et des consciences politiques qui l’animent : l’Art ne devient plus seulement la quête du Beau mais l’affirmation du Bien.
La place de l’art est-elle sur le marché ou l’artiste doit-il chasser les marchands du musée ou des salles de vente ? La place de l’art est-elle sur les murs ou sur des piédestaux ou dans les cartons des collectionneurs? A l’abri, ou à tous les vents. Dans la société et à son service ou tout à côté, pas loin, mais pas à la même place ? Sommes-nous installés dans l’Art comme nous sommes présents dans le Sport. Avons-nous purement et simplement à choisir entre le musée et le stade, entre l’achat d’une aquarelle ou celui d’un casque d’escrimeur ? Si la réponse est positive, alors répétons les mots de Claudel ! Il faut des lieux où accomplir les activités humaines, certains lieux pour certaines activités, pas moins, pas plus, mais aussi importantes.
Nous devrions plutôt nous demander quelle est notre place dans l’art ! Sommes-nous barattés dans les grandes installations du Palais de Tokyo ; nos montagnes sont-elles des réceptacles, des lieux où l’art se confine, des lieux où l’art se déploie ? Sont-elles-mêmes des œuvres d’art ? Pourquoi toutes ces questions qui bouclent, se contredisent, s’emboîtent, poupées russes ou lego géants ? Une nouvelle question émerge : elle touche à notre place au milieu de l’Art. S’il faut démarquer la question de la place de l’Art de celle du Sport, il est utile d’interroger notre place dans l’Art et pas seulement se demander où il faut le mettre, quelle est sa bonne place. La question sur la place de l’Art questionne aussi notre place dans l’Art.
Partout où il y a de l’Homme, il y a de l’Art ?
La question posée est du même ordre que de se demander si nous avons notre place dans l’air ! « Quelle place pour l’air? » pourrait-on tenter ! Réponse : nos poumons. Nous sommes à notre place parce qu’il y a de l’air ! Le jour où on le déplacera, je n’aurai pas l’occasion de m’interroger sur sa place, légitime ou non, car je serai mort !
Si on déplace l’Art est-ce que je meurs ? C’est un peu grossier peut-être ! Alors disons que la question est de savoir s’il est aussi essentiel de connaître «la place» de l’Art que celle de l’Homme. Revenons sur la place du sport : je pose que m’interroger sur la place du Sport n’a pas la même portée que de s’interroger sur la place de l’Homme.
Si on dit que la place de l’Art c’est l’Homme, on dit que là où il y a de l’homme il y a de l’art et que la place de l’art c’est là où est l’Homme. Pour paraphraser un célèbre philosophe on dirait que l’Art est à la fois la maison et le gardien de l’Homme !!! On aurait ainsi résolu, (essentiellement, bien sûr !) la question de la place de l’Art et peut-être du même coup, celle de la place de l’Homme. L’Art serait à l’Homme non pas ce qu’il a de meilleur mais ce qui le fait Homme dans un monde à découvrir et aussi ce qui découvre au monde l’Homme qui est à faire.
Ma passion pour l’Art, mon regard sans cesse à l’affut, mon oreille à la recherche de sons nouveaux… un jour un arrêt soudain devant un écran publicitaire dans les couloirs du métro. Il patauge. Il ne cesse d’aligner des lignes et de grandes plaques de couleurs, bleu profond, noir, rouge intense, orange. Fasciné, je vois une machine déraillante qui fabrique des « Rothko » en se répétant sans cesse. L’Art ce serait donc cela qui conduit à reconnaître au détour d’un transport en commun, ce qu’un homme des années auparavant à tracé, brossé, coupé sur une toile, sur deux, sur des dizaines, livrant une vision du monde, de l’Homme.
L’Art ce serait de voir au sens de vision, graphique, picturale, musicale, gestuelle. Pensez à cette démonstration merveilleuse d’Antonioni sur l’Art qui se crée : dans Blow Up, entre la pellicule qui dévoile le monde et les clowns qui jouent une vraie partie de tennis avec des balles imaginaires. Les Artistes seraient donc des visionnaires, mais pas des hallucinés, acharnés à découvrir, dévoiler, inventer, fabriquer le monde de l’Homme. La place de l’Art est bien là, dans cette obsession humaine à faire naître le monde à l’homme et l’homme au monde. Qui croira que les fresques de Giotto à Assise ne sont qu’une bande dessinée charmante et bien adaptée pour raconter au bon peuple la geste et les faits de Saint François ? Le peintre a fait partie de l’armée des inventeurs et des conquérants de l’homme moderne.
L’Art est de tous les temps et de toutes les interrogations: sa puissance est de demeurer puissant en dehors de toutes les conditions morales, économiques, culturelles, techniques de fabrication. Nous entendons encore les chants d’Homère par-delà deux ou trois millénaires, ils nous inquiètent encore et nous font trembler alors même que les mots des chants ne parlent plus à notre pensée comme ils parlaient pour ses auditeurs grecs. On a dit qu’une grande œuvre se reconnaissait à deux éléments : l’auteur et le titre de l’œuvre ont perdu toute importance.
3- L’Art devrait être au-dessus de toutes les places
La place de l’art ou la place de l’Homme
La question de la place de l’Art quand on la regarde en face est une question sur la place de l’Homme : on ne peut pas empêcher les visionnaires de voir. On peut les empêcher de clamer, de chanter, de montrer ce qu’ils ont vu. On peut imaginer de structurer la façon de penser et de se comporter de l’Homme, on ne peut pas éliminer l’aléa de la vision, le hasard de l’imagination ni le tonnerre des rencontres improbables. En revanche, comme il en est de l’Homme, si l’Art ne se contrôle pas, le contrôle de sa fabrication conduit à ralentir les progrès de la fabrication de l’homme.
La place de l’Art serait donc stratégique dans les politiques de l’Homme. L’Art serait placé ou déplacé pour y répondre impeccablement. Bien placer l’Art, n’est-ce pas l’erreur commune ? La place de l’Art doit-elle être située, dans l’espace et le temps, quelque part, en un lieu précis, en un lieu sûr, à une heure donnée?
Le requin de Hirst, avant d’être œuvre d’Art était dans la mer ; une fois péché, il a été remisé dans un congélateur et a rencontré la condition première de sa vie d’œuvre d’Art, selon les convictions bien établies sur la « place de l’Art » : le confinement, l’attachement à un lieu. S’il ne s’était agi que de cela, le premier chien accroché à une laisse devant un grand magasin se verrait attribuer le statut de l’œuvre d’Art ! Son accès au statut d’œuvre lui est venu de la fixité pour l’éternité qui lui a été conférée le jour où il est passé du congélateur au formol ! Donc, une fois dans le formol, il tend à devenir œuvre d’Art. Il a vécu une véritable transmutation : venu de la mer, liquide absolu et sans limite, absolument corrupteur et destructeur, il a été immergé dans un liquide dont la fonction, à l’opposé du liquide marin, est la conservation et la protection. Ce n’est pourtant toujours pas ce qui l’a fait objet d’Art, ni le liquide pour l’embaumer, ni la fixité (relative) qui lui a été conférée ! C’est le fait d’avoir inscrit cette fixité dans un lieu fixe et son éternité dans une boîte inaltérable. La comparaison ou assimilation la plus pertinente, c’est la «châsse» où se trouve le corps de la sainte ou du saint ou, a minima, un membre desdits. La boîte de Hirst offre à la fixité du requin, la fixité de son lieu, lui assignant une place, comme dans la châsse, le corps sacré a été assigné à la place qu’il doit occuper, visible de tous, pour tous, tout le temps, parfaitement inchangé, support immobile et éternisé du regard des regardeurs et des croyants de tous poils et de tous temps. Une vraie œuvre d’Art qu’on peut poser, à sa place d’œuvre d’Art.
L’Art prendrait trop de place ?
S’il n’est pas concevable, à moins de prendre le risque de l’homme, d’empêcher les visionnaires de « voir », il est aussi des moments particuliers où l’Art semble envahir toutes les sphères de la vie en société. Le monde se remplirait de visionnaires et tout se passerait enfin comme dans la poésie de Prévert :
…Et les uns les autres parlaient parlaient
Parlaient de ce qu'ils jouaient.
On n'entendait pas la musique
Tout le monde parlait
Parlait parlait
Personne ne jouait
L’Art prend-il trop de place : Bâle, la FIAC, Bruxelles, Venise et sa Mostra, et Londres et New-York et les foires à la photo, à l’Art contemporain, à l’Art pas contemporain ; partout des cérémonies, des vernissages des « hors les murs », partout des exhibitions, des expositions, des animations ; partout des palais pour l’Art qu’on va voir, des estrades pour l’Art qu’on va jauger. La jauge vaut-elle jugement? Faudrait-il alors penser l’Art comme s’il s’agissait d’une force impétueuse à capacité de débordement inopiné, torrent qui quitterait son lit et cesserait d’alimenter les turbines pour s’aller répandre une eau claire et limpide dans les plaines alentour ou dans les rues des villes et des villages… ou répandre, destructions, eaux troubles et cloaques nauséabonds ?
Notre époque ne survalorise pas trop l’Art ? N’en fait-elle pas un torrent incontrôlé ? Ne lui donne-t-elle pas une place démesurée perdant une énergie vitale et déposant une couche épaisse de limons malodorants ? La présence obsessionnelle de l’Art n’est-elle pas l’annonce de la fin des visionnaires ? L’Art qui obsède n’est-il pas d’abord l’Art déjà produit, dûment stocké, conservé et stabilisé et aussi l’Art qui se produit sur les tréteaux des publicitaires et des marchands? L’obsession de l’Art qui traverserait nos sociétés tendrait de plus en plus vers la transformation de l’Art en un mécanisme de production de valeurs économiques, sociales, politiques.
Revenons un peu sur le blanc manteau de musées dont se recouvre la surface de la planète : faut-il y voir que la production de l’Homme a trouvé un nouvel élan, tant il est vrai, comme on a voulu le partager plus haut, que l’Art est une fabrique de l’Homme ? S’agit-il de proclamer que l’Homme est maintenant un bien universel et que sa fabrique peut et doit être installée partout, car la place de l’Art est là où l’Homme se fabrique ?
Ou bien doit-on se reconnaître dans un monde qui ne fabrique plus l’Homme mais, en continu, en flux tendu, un rêve de l’Homme. L’Art, comme une nuée ou un brouillard, serait alors vraiment partout. On ne laisserait pas les sociétés vivre et accompagner l’Homme vers le BNB, (Bonheur national Brut) sans Art. Tout ce qui le concerne est en principe déjà inclus dans le PNB. L’Art prendrait sa place d’acte Social qui s’exercerait comme, autre acte social, s’exerce la Médecine. On administrerait l’Art en fin de vie, à la requête du patient, du souffrant. C’est ainsi que dans « Soleil Vert », un des héros se fait euthanasier en écoutant Vivaldi.
Il y aurait de la demande d’Art comme il y a une demande de soins. Elles seraient toutes deux aussi massives. Elles pourraient être toutes deux liées, l’une promettant l’apaisement de l’âme et des esprits, l’autre celle des corps. Dans cet esprit on dirait qu’il y a une demande d’Art comme il y a une demande de sport, agi ou regardé. Demande d’Art, demande de Soins, demande de sports, ne trouveraient, les unes et les autres leur satisfaction que sous le couvert d’une offre de plus en plus industrielle. Les lieux de l’Art, du Sport et des soins, seraient des usines de plus en plus sophistiquées, bâtiments audacieux, performances techniques, dessins d’avant-garde.
Le musée, l’opéra sont-ils ces lieux où se rencontrent le désir d’Art et les moyens de le satisfaire ? Il y aurait donc de la production d’Art et des lieux ad-hoc pour qu’elle se déroule le plus efficacement possible.
L’Art pris au piège du Beau : entre prix et valeur.
Tous les âges baroques ont vécu l’exacerbation de la présence de l’Art, exaspération de l’éphémère, de l’artifice, du grotesque et de l’extraordinaire, des visions sublimes, inventions fulgurantes, techniques révolutionnaires. Toutes questions posées à l’Art, à sa place, à son rôle. Toutes questions aussi où l’argent ne se cache même pas. La production d’Art a toujours coûté cher ! Aux temps Baroques, son coût a crû considérablement.
La place de l’Art dans les sociétés baroques ? Partout ! De n’importe quelle façon. Feux d’Artifices et statues de marbres ; musique pour une fête et traités de composition et d’harmonie pour les temps à venir ; châteaux et urbanismes incrustés de sculptures et de pierreries qui appellent parades et cavalcades, poussières et oriflammes, folles performances et installations délirantes.
Le Siècle de Louis XIV ou le triomphe du beau. Le XXIème siècle et l’avènement du beau. Le beau est ce qui a de la valeur. Difficile en effet d’imaginer que le laid soit bien coté et pulvérise les prix. On l’a dit, le Beau c’est l’Art qui s’arrête sur une idée qui convient. Arrêt sur image, ne bougez plus, il faut laisser les places de marchés faire les prix de l’Art en place. Le Beau sévit au XVIIème siècle à Naples : production considérable, concurrence avec les Hollandais, copies en masse, ateliers de production-reproduction, petits maîtres qui explosent pour fournir tous ceux qui ne peuvent s’offrir les grands maîtres, exportation massive vers l’Espagne. Le Beau est partout : monastères, Eglises, la contre-réforme, ou le Beau à tous les étages, le séduisant, l’aguichant.
Aujourd’hui et maintenant, le Beau est absolument partout. Du tube dentifrice à l’ourlet délicat de la paupière d’une star audio-visuel. Lorsqu’on affirmait que l’Art était partout on exprimait l’idée qu’il était indissociable de l’Homme, le Beau est partout parce qu’il est indissociable de l’image de l’Homme. La place du Beau est dans le miroir et l’angoissante question que lui adresse sans cesse celui qui s’y mire. L’Homme aurait bifurqué et choisit le monde des belles images, celui de la beauté. Il aurait posé cette idée que le Beau est le but de l’Art, que tout l’Art, celui qu’on aime, celui auquel on adhère, qu’on veut retrouver dehors dans la rue, dedans chez soi, plus encore dedans, en soi nous parle du Beau sans cesse.
Personne ne dira que les vierges de Raphaël ne sont pas belles ! Personne ne tremblera de peur en voyant Vénus sortir des ondes répandues par Botticelli ! La place de Bach est du côté de notre sens du Beau audio accompagnant le beau fabriqué par Mozart. Le Beau étant ce qui est convenu, ce qui est convenu étant une valeur commune, le Beau s’est glissé vers ce qui vaut cher: Picasso est beau si on veut bien y réfléchir, surtout quand on rêve à un bout de dessin qui mettrait du beurre dans les épinards !
Le Beau, puisqu’il traite de l’apparence dans ses deux formes, ce qui apparait et ce qu’on parait, a une vocation absolue, totale. Revenons au Baroque qui est justement global et total, qui englobe l’Homme dans le temps et dans l’espace, qui en fait un acteur du théâtre du monde et le regardeur du même, qui en fait le témoin des manifestations les plus fugitives de l’Art, la danse, la fête, les pyrotechnies, les jardins. Le Beau, convenue (venue avec) et convention, est aussi injonction, la place de l’Art est de le servir et, en le servant, de servir ceux qui pensent la société et en assignent les actes sociaux.
Ce Beau-là est aussi celui qui ravit le producteur individuel d’Art. Rappelez-vous ce qu’on mentionnait plus haut: la place de l’Art, si elle est immense, se doit d’inclure tout homme qu’il soit petit ou grand, talentueux ou pousse-crayon. L’Art est en nous clame les humanistes. Le Beau est accessible. Vous pouvez le rencontrer sur votre chemin. Les méchantes langues diront qu’on ne peut pas penser plus que ce qu’on est, il est sur qu’on ne peut pas créer plus qu’on ne comprend. Le mieux c’est alors de se convaincre qu’on tend vers le Beau et de se reporter vers les regardeurs pour y trouver un début de confirmation, qui viendra d’autant plus vite qu’ils en ont autant à votre service !
Quelle est la place de l’Art, là-dedans : il prête son nom parce qu’il ne peut plus lutter. Il le refile à des tas de machins qui iront l’installer sur des panonceaux. L’art des super-héros, ai-je vu récemment. L’art du foot, aussi, surtout par les temps présents. L’art du biniou car les Bretons ont droit à être des artistes visionnaires. Ce n’est pas évident de placer l’Art quelque part, il y en a tant : le Septième n’étant pas le dernier, à moins de considérer qu’il ne peut pas y avoir davantage d’Arts que de couleurs dans l’arc en ciel! Tous ces arts ont leurs lieux à eux : le stade pour l’Art du Foot, les grandes salles de défilé pour l’Art de la Mode…
La place de l’Art devient celle qui revient à un instrument : il se retrouve dans la boîte à outil ; qui revient à un argument : dans les discours et la rhétorique dont ils sont bâtis ; au nombrilisme ambiant des riches et des pauvres : dans les magazines, où pêle-mêle se succèdent de pages en pages de belles photos où l’Art est pris au piège ! La place de l’Art se retrouve alors sur des produits de grande consommation pour donner un coup de main aux ventes : la laitière de Vermeer est parlante sur les pots de yaourt et, jeu de mots d’une finesse « Kolossale » : « les flamands osent » où les Flamands se mettent en scène à coup de peintres hollandais détournés. Quant à Beethoven, il est un candidat tout trouvé pour les appareils destinés à lutter contre la surdité.
Le coup de grâce est donné quand l’Art devient déco et le beau un article de consommation : il est alors vraiment partout, y compris dans les décharges publiques, lorsqu’il a fini par lasser et se trouve surclassé par une version «. 2».
4- Replacer l’Art dans le Monde qui se fait
L’Art n’aurait plus sa place et devrait se raccrocher au Beau pour pouvoir survivre ? On peut penser que c’est pousser le raisonnement un peu loin et par le moyen d’une fictive opposition entre l’Art et le Beau, décréter la mort de l’Art !
Sa place serait au cimetière ?
C’est à dire dans les gigantesques Châsses qu’on nomme musées ou encore dans les reproductions en ciment renforcé, en poudres de plastiques, en silicone coloriée. Les Chevaux de Marly, place de la Concorde, sont en poussière de marbre aggloméré, les originaux sont maintenant à l’abri. Une reproduction est installée dans la région parisienne. La tendance est maintenant lourde. Vaux le Vicomte a été dupliqué en Chine. La technique américaine de rachats de cloîtres est devenue complètement ringarde !
On ne devrait pas déplacer des millions de gens au Louvre quand il serait si simple de le copier en trois ou quatre points clés de la surface de la terre. L’impact carbone de l’Art serait réduit considérablement. Une bonne imprimante 3 D permettrait de rassembler les « blockbusters » du Louvre, Mona Lisa, la Vénus de Milo etc… Les facultés numériques, celles de la transmission de données, la restitution des œuvres d’Art avec l’appui des plus puissants logiciels d’analyse « 3D », autorisent enfin les regardeurs à regarder sans se gêner mutuellement. Qui mieux est, ils leurs permettent de voir, écouter, sentir les œuvres d’une façon que n’auraient jamais pu imaginer les contemporains de Piero della Francesca. Les photographes ont escaladé les échafaudages pour aller chercher tout ce qu’on ne voit pas à l’œil nu : trop haut dans des recoins mal éclairés. On peut visiter les Offices sans bouger de son fauteuil. On pourra faire venir chez soi, une bonne reproduction « trois D » d’une œuvre de Cimabue. Ce n’est pas autre chose que de généraliser un travail commencé avec la Musique dans les années 1950 lorsque les maisons de disque avaient fait sortir Vivaldi des cartons où il avait été oublié. Beau succès au nom du bel Art : il avait aussitôt été reproduit à des millions d’exemplaires. Ne parlons pas de Bach qui a envahi notre univers sonore à en devenir « une scie ». Travail continué avec la photo. Mais, c’était plus simple : la duplication est intrinsèque à cette forme d’art.
Puis, les œuvres d’Art sont mises progressivement sous cloches dans des atmosphères aseptisées livrées aux chercheurs en Art, aux scientifiques en techniques artistiques, acteurs de l’Art tout aussi signifiants que les Artistes, et dont les missions sont de faire revivre progressivement l’Art des temps très anciens comme si on en était contemporain. Phidias deviendra une célébrité people. On remettra d’aplomb l’Acropole et il sera dûment repeint « à l’ancienne ». Pendant que les œuvres sont mises en boîte, leurs doubles prennent leurs places dans une version vraiment authentique : les cariatides volées par un Anglais imbécile, seront-elles remplacées par des reproductions peintes en employant les bonnes couleurs ? Pendant que les doubles s’installent, l’Art du passé ressort de la glaise ou des sables et rend incertain son statut : est-il œuvre d’artistes ou objet archéologique ?
Comme un bonheur ne va jamais tout seul, il faut insister sur le fait que l’Art aura de la place pour que les Regardeurs s’en imprègnent le plus longuement et le plus complétement possible. La place des œuvres d’Art, l’espace qui leur était réservé, les lieux où elles pouvaient être vues, entendues, ressenties ne seront plus restreints. Les queues ferventes de regardeurs patients iront en se raccourcissant et la masse compacte de leurs foules agglutinées autour, au-dessus, devant les œuvres ne sera plus qu’un mauvais souvenir. Partout où un flux économiquement rentable de regardeurs pourra être stimulé qu’il soit virtuel ou physique, il lui sera donné un lieu physique ou virtuel pour l’exhibition de reproductions physiques puis virtuelles.
L’Homme suivrait de près ? On a soutenu que là où il y a de l’Homme, il y a de l’Art et que l’Art produit par l’Homme produit aussi l’Homme. La production de l’Homme au sens où l’Homme s’approfondit et s’enrichit a pris des chemins nouveaux. Il faut les identifier pour s’assurer que l’Art dont on parle est bien l’Art qui va, sur ces chemins à la rencontre de l’Homme.
Revenons quelques pas en arrière sur un chemin qui a quitté ses allures d’autoroute pour ressembler à une série de sentiers plus ou moins reconnus et identifiables. L’Art dont on a beaucoup parlé, qui n’a pas fait doute est-il bien l’Art qui va de pair et de concert avec la production contemporaine d’Homme ? Notre époque a ceci de passionnant au sein de l’histoire de l’Homme qu’elle a permis d’abolir le passé en tant qu’oubli, en tant que dissipation ou vaporisation comme on voudra. Le passé non seulement est maintenu en vie malgré les ans qui passent, mais, à force de science et de recherche sont levés le voile et les sédiments qui contribuaient à l’oubli.
Nous accumulons des siècles d’Art quand la dimension du passé était restreinte, il n’y a pas si longtemps, à cent ou deux cents ans. Bach, trente ans après sa mort était pratiquement tombé dans l’oubli. Vivaldi a été ressuscité par le disque 78 tours. Ont déferlé années après années les musiques des temps anciens, les peintures dites « primitives » et les sculptures enfouies sous des millénaires d’oublis. On a remonté le temps et put contempler les Michel-Ange de la préhistoire et les « chapelle Sixtine » des hommes de Neandertal et des premiers Sapiens-Sapiens. La remontée dans le champ de la conscience de milliers d’œuvres magistrales a lancé un vrai défi à l’idée de l’Art. Notre temps est celui de la redécouverte des Arts qui ont été faits et de leur conservation. Conservation dans l’espace, conservation dans l’esprit : voici donc que la place de l’Art revient encore nous hanter. Conservation qui va jusqu’à la mise sous cellophane et la production de doubles : l’art ancien est fragile, on ne recommencera pas les erreurs de Lascaux.
Est-ce donc bien d’Art qu’on parle ici ? Ne s’agit-il pas d’une branche de la Science qui, sous le nom d’Art viendrait dicter ses lois techniciennes sur la conservation, la reproduction, la connaissance et l’enseignement. Les musées qui se répandent montrent-ils l’Art qui se fait ou l’Art qu’on exhume ? La place qu’on réserve à l’Art deviendrait lieu où on désempaquète les momies, puis où on les expose une fois démontées, comme la châsse où on exhibe le requin de Damien Hirst.
Et si l’Art se lassait de la place qu’on lui fait ?
L’Homme contemporain se construit sur fond des fulgurantes découvertes technologiques et scientifiques qui ont un sens aussi révolutionnaire que celles qui conduisirent, voici plus d’un demi-millénaire, à proclamer que la terre tourne autour du Soleil, que le monde est fini et par conséquent « visitable » etc. Cette construction d’un homme nouveau fut accompagnée de l’élaboration d’un art nouveau qui, à son tour contribua à amplifier le mouvement d’émergence de l’Homme Moderne.
Que faire de cette observation ?
Une première chose s’impose : la fabrication contemporaine de l’Art est encore appuyée sur les habitudes de voir, d’écouter, de ressentir du monde tel qu’il a émergé, voici un demi-millénaire. Des évolutions ont bougé les curseurs et notre conception de l’Art est différente de ce que nous ont laissé les Hommes de la Renaissance. Elle n’est pourtant pas si foncièrement différente. Il suffit de constater à quel point l’Art du passé demeure un point d’ancrage incontournable pour beaucoup de nos contemporains. Les plus avertis ne peuvent pas non plus lâcher leurs vieilles proies, inquiets qu’ils sont des ombres derrière lesquelles se dissimulerait « une nouvelle conception de l’Homme et le Nouvel Homme qui s’élabore sous nos yeux ». Les idées ont la vie dure et les conceptions du monde une fois qu’elles sont solidement établies sont difficiles à déboulonner : la révolution copernicienne ne fut définitive que lorsque l’Eglise Catholique accepta de reconnaître l’erreur de l’héliocentrisme de Ptolémée… 400 ans après les écrits de Copernic.
L’Art suit le même chemin. Le public de la peinture continue à penser « perspectives et trois dimensions » bien que les artistes se soient détachés des doctrines perspectivistes.
Qu’il y a-t-il à attendre de la physique quantique, des révolutions Biologiques, de l’accélération des puissances de calcul, de la mise en place de réseaux de communication fantastiquement capillarisés ? Ce n’est pas encore clair. On voit ici et là des fulgurances. Ce ne sont pourtant pas les « objets et personnages hypermédiatisés et à la présence hypertrophiée » dans le genre du Popeye de Jeff Koons qui annoncent un art à venir. L’arrivée massive des « objets » réels ou virtuels de notre quotidien dans le registre de l’expression artistique ne vaut pas révolution artistique : tout au plus un moment de révolution sociale.
La place de l’Art est donc à réinventer : comme l’Art lui-même et comme l’Homme sont sur la voie de se re-concevoir.
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