Mark Rothko, à la fondation Louis Vuitton

1)   Mes idées sur Rothko me sont venues lors d’une exposition, je ne sais où.

 

Ses œuvres m’avaient fortement exaspéré sur le moment de cette visite. La répétition est plaisante, on dit qu’elle assure le passage des messages, que c’est l’instrument préféré des enseignants… Sauf qu’en peinture ou dans n’importe quel art elle est lassante. Elle confine l’art de la pub. et la répétition des affiches ! C’est vraiment le sentiment que j’ai eu tout au long des murs et des salles de ce musée qui avaient été recouverts de Rothko, « ad nauseam » selon moi….Pourtant, je ne pouvais pas m’empêcher de trouver que ces œuvres étaient belles. Abstraites, elles parlaient très concrètement. Je les entendais qui arrivaient à faire percer quelque chose dans l'humeur maussade et agacée que ce musée avait suscitée.

 

La fascination exercée par Rothko sur les amateurs d’art, le nombre de visiteurs qui se précipitent pour voir les expositions qui lui sont consacrées, le prix (si cela peut être un indicateur) que ses œuvres atteignent, tout ceci ne pouvait pas être le fruit d’une hystérie collective ou d’une manipulation des marchés.

Répétition… Monet a bien répété des meules de foin, des peupliers, des cathédrales de Reims. Si on devait parler d’un "ad nauseam », les Nymphéas et leurs variations incessantes devraient nous faire vomir. La répétition ne dit rien ? En tout cas rien d’intéressant ? Pourtant, un des plus beaux exemples de répétition se trouve dans « Smoke » de Wayne Wang. Je pense à cette fameuse scène où l’un des personnages explique que, depuis des années et des années, il prend une photo du même carrefour, à deux pas de chez lui, sous le même angle, avec le même appareil, toutes les semaines, le même jour à la même heure, qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il neige. Je pense aussi à ces artistes du quattrocento qui produisait, des vierges et des Christ, et des annonciations en profusion.

Répétition ? Ou variations ? Comme le dit le photographe de « Smoke », c’est toujours le même carrefour, mais ce n’est jamais le même…absolument jamais et parfois encore moins le même qu’il est possible d’imaginer.

 

Qu’un artiste comme Rothko, dont le talent est incontestable, dont le sens de l’abstraction est si puissant, se plaise dans la répétition, ne pouvait qu’avoir un sens fort. Je n’arrivais pas à percevoir cette répétition comme une manifestation du type Pop’art, comme une forme de soumission à la vision de Warhol. La peinture de Rothko m’apparaissait trop profonde, appelant chez les passionnés de son art, un véritable exercice d’amour comme il y a des exercices spirituels, suscitant un sentiment fort d’adhésion et relevant peut-être de l’expérience religieuse.

 

La répétition est-elle dans la pratique de l’artiste ou dans le regard du spectateur? Rothko se répétait-il ? Ou était-il engagé dans un autre projet ? Là où je voyais de la répétition, parce que les tableaux s’alignaient dans ce musée comme à la parade, ne fallait-il pas voir une erreur muséographique ? L’œuvre de Rothko est-elle destinée à un show massif où, monstrueusement, des milliers de gens défilent, comme défilent les milliers de pèlerins qui viennent embrasser les pieds du Moïse de Michel Ange, comme défilent encore les Nord-Vietnamiens dans le mausolée d’Ho Chi Minh ? Ou bien, Rothko, a-t-il simplement cherché à parler à chacune des personnes qui viendraient le voir, par l’intercession de ses œuvres ? Ou bien Rothko n’est multiple que parce que les hommes sont multiples et donc ses spectateurs. Multiplier les variations sur le thème des trois bandes horizontales des blocs de couleurs, des formes verticales, revient alors à chercher l’individu que nous sommes au-delà du multiple que nous formons avec les « autres ».

 

C’est alors que m’est venue cette idée qui, peut-être, avait trop à faire avec mon exaspération et très à voir avec le sentiment de profondeur que la contemplation des œuvres de Rothko me procurait : Rothko était un passeur. Les tableaux de Rothko, sont construits pour fasciner, créer une perte de conscience chez ses admirateurs. Les trois bandes, les blocs de couleurs, les formes verticales, avant d’être répétitives sont là, uniques, soumises à un regard qui ne peut pas éviter la contemplation. « Beyond the looking glass » et pourtant un non-miroir, puisque on ne s’y voit pas et qu’on ne peut y voir le monde ? Si ce n’est que ce miroir propose au « regardant » de regarder en lui-même et de passer « beyond » comme il est suggéré, voire intimé, au poète de Cocteau.

 

Rothko est un passeur, non comme de grands artistes dont la vision s’inscrit dans les œuvres sans cesse différentes et renouvelées et qui propulsent leurs admirateurs vers l’intellection renouvelée du monde dans lequel ils vivent. Il m’a paru être le passeur au sens de Charon. Celui qui fait passer d’une rive à l’autre et qui conduit les âmes à se découvrir « ailleurs », « au-delà ». L’œuvre de Rothko est une succession de constructions au service de la fascination, de l’attraction et de la révélation d’une âme à elle-même.

 

Et puis, c’est aussi un parcours personnel. Une rencontre avec lui-même, qui va vers l’épuisement qu’aurait éprouvé Charron s’il n’avait été un plus qu’humain. Bougie qui se consume pour apporter la lumière aux regardeurs. Jusqu’à l’extrême consomption. Son œuvre a suivi son temps de vie. A la lumière éblouissante des débuts va plus tard, bien plus tard, succéder l’obscurité, l’ombre des couleurs, le noir de l’anéantissement. Ses formes qui étaient floues vont devenir simples et nettes et le noir se détachera parfaitement.

 

Peut-être un jour, ses œuvres lui ont-elles annoncé qu’il n’était pas nécessaire d’aller plus loin. Tout avait été dit. Il avait fait en sorte que le passage soit le plus largement ouvert. Elles lui ont annoncé qu’il pouvait maintenant, lui aussi, passer.

 

2)   C’est une erreur, lors d’une exposition très large et très complète de ce très grand artiste, de « visiter » comme on rend visite à une exposition sur Cézanne, Piero della Francesca ou Fragonard car Rohtko, est avant tout le peintre du passage.

 

Et c’est un contre-sens que commettent les regardeurs lorsqu’ils croient voir ses œuvres accumulées, en passant. Ce n’est pas un peintre de galerie comme ne seront jamais des œuvres d‘art les films les plus marquants qu’on aurait découpé en photos. Peut-être faut-il assouplir cette pétition de principe. La succession des œuvres telle que l’exposition récente dans l’espace LVMH la propose a une valeur historiale, celle du défilement dans le temps, comme défilent dans le temps les images qui constituent un film, comme défilent dans le temps, les images que nous nommons « regard ». Cette succession dans le temps de l’œuvre sans cesse recommencée est lourde à contempler. L’artiste va vers la fin de son œuvre. Il va vers une mort que celle-ci lui annonce. Il ne s’est pas « suicidé », il a mis fin à ses jours. Il s’est arrêté un jour et son œuvre n’y est pas pour rien. Il y a eu un moment où il n’était plus possible d’avancer dans le passage qu’il avait ménagé. Or, c’était bien là sa mission, ouvrir les portes pour aller au-delà du miroir.

 

Ses œuvres sont autant de portes ouvertes vers un ailleurs qui n'appartient qu'à nous et dont il ne se conçoit que comme le passeur. Ce qui explique la répétition de son thème, car pour chacun d'entre nous, il y a une clef originale et une porte qui porte notre nom. Quand il peint des bandes verticales, il peint les battants de portes, de fenêtres, de volets...la plupart du temps, les bandes qui symbolisent ces battants sont en nombre pair et impair l'espace qu'elles ouvrent ou sur lequel elles s'inscrivent (c'est une simple question d'intervalle). Les volets, verticaux, ne sont jamais peints de couleurs différentes.

 

C’est en ce sens qu’il y a contre-sens à progresser dans l’exposition comme on progresse pour voir les œuvres d’un peintre tout exceptionnel qu’il soit : les œuvres de Rothko sont autant de passage, si ce n’est que toutes les œuvres ne portent pas "ouverture » indifférenciée, elles n’ouvrent que si on est ouvert et on ne peut pas être ouverts à toutes. Le « travail de regard » du regardeur n’est plus de passer d’un évènement pictural à un autre mais de rechercher, l’œuvre qui vaut passage pour ce regardeur particulier. C’est pourquoi, il n’est pas absurde d’évoquer l’idée de contemplation au sens religieux du terme. C’est pourquoi aussi on ne peut pas s’étonner qu’il y ait une parenté entre l’extase dans laquelle Rothko attire ses regardeurs et celle qu’un croyant va chercher dans un objet de dévotion.

 

Doit-on se méfier chez Rothko de ce qui fait sa raison d’être…. ? La captation des esprits. L’effet quasi hypnotique de sa peinture. Le côté "transe" que vivent ses admirateurs, la plongée à laquelle invite sa peinture. Même si c'est une plongée en soi-même. Aurais-je la chance, ou le hasard d'avoir une de ses œuvres chez moi, je sais qu'elle serait destructrice des autres possibilités d'œuvres. A condition d'avoir été choisie par moi, à un moment idoine pour mon esprit. Il y a chez Rothko, cette tentation de l'absolu dans sa relation avec son spectateur.

 

3)   Pourquoi répéter en permanence, le même thème et, de temps à autres, changer pour des bandes verticales au lieu et place de la trinité horizontale (trinité…) ?

 

Les bandes verticales sont clairement des portes, des fenêtres qui ouvrent sur un ailleurs. L’artiste prépare le spectateur à un au-delà (un « beyond »). Il le répète à l’envi. Il ne montre jamais que cet appel au passage et non pas le passage, les fenêtres et les portes pour passer et jamais le passage et son point d’arrivée.

 

N’est-ce pas un appel à entrer dans ce « nous-mêmes » que nous évitons trop souvent ? C’est à ce moment que je me suis livré à une drôle de réflexion théorique : Rothko, s’est lancé dans un projet colossal. Il a voulu créer cet appel au passage, dirigeant la barque pour conduire les uns et les autres d’un bord à l’autre d’eux-mêmes. Ce faisant, il ne pouvait pas admettre que la même barque pouvait emporter tout le monde, ni que la même porte symbolique pouvait exercer cet appel au passage de la même façon pour chacun. Voilà le sens de la répétition. Il n’y a pas de répétition. Toutes les œuvres « trinitaires » sont uniques. Il n’y a que des variations sur le thème du passage, parce qu’il ne peut pas n’y avoir qu’une seule façon de passer, qu’une seule voie pour avancer, qu’une seule façon de se plonger en soi-même.

 

Rothko, a voulu donner toutes les possibilités du passage, offrant à toutes les possibilités d’être "humain", la chance de pouvoir passer. C’est pourquoi, il exerce cette fascination. Chaque œuvre s’adresse à chacun, mais dans son originalité, elle s’exerce à quelques-uns. Chaque série compose une phrase de passage, chaque contemplation de plusieurs œuvres augmente les chances d’une personne, d’une âme, de trouver le chemin qui doit le conduire « beyond ». L’unicité des formes répond au souci de signaler qu’il y a « un » passage. La variété des teintes, des couleurs, des fonds répond au désir de le signaler, à chacun de nous pour nous inviter, personnellement à franchir le passage et atteindre notre autre rive.

 

Pourquoi s'est-il suicidé ? La question pratique n'a pas d’intérêt ? En revanche symboliquement.... si Rothko, a tenté de créer toutes les portes pour que tous selon notre  sensibilité, notre désir, nos pulsions puissions trouver nos portes pour aller au-delà de nous-mêmes vers l'autre rive, vers un nous-mêmes qui n'est que le même vu d'une  autre façon, alors, la tâche était trop immense et la rupture entre le créateur et la possibilité de création trop forte. Ou bien, Rothko cherchait pour lui-même, une porte qu'il  s'est mis à désespérer de trouver....alors qu'il voyait bien qu'il offrait aux autres cette chance. Ou bien, créant des portes, il s'est aperçu que les spectateurs faisaient  du duchampisme et s'imaginaient qu'il ne s'agissait que de portes donnant sur des cuvettes de chiottes, ou bien sur des roues de bicyclette, ou bien sur des casiers à  bouteille et tous les ustensiles que proposait le catalogue de la Manu.... Découvrant ainsi le pire: le "spectateur artiste", découvrant qu'il lui donnait les moyens du pire: des oeuvres à la Duchamp. Il a alors préféré éliminer une des sources du mal. Mais, vraiment, je pense qu’au-delà de toutes ces explications rationnelles, comme je l’ai suggéré plus haut, ce sont ses œuvres qui lui ont dit que la partie était finie, que tout avait dit de ce qu’il était possible de dire, que c’était à lui, le passeur, qu’il convenait d’assurer un passage.

 

A ceux qui ont pu penser que Rothko était un coloriste obsessionnel, il faut objecter qu’il n’était pas un montreur de couleurs mais un montreur d’âmes.

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